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Pour beaucoup, la pandémie de Covid-19 (indissociable de ses conséquences sociales et économiques) mérite d’être qualifiée de “fait total”. Depuis quelques mois, l’humanité toute entière fait bel et bien face à un « changement majeur et brutal, impactant fortement l’évolution [du] système [monde] » (selon Philippe Destatte, un prospectiviste reconnu, particulièrement actif en Belgique, et Philippe Durance, professeur au CNAM et titulaire de la chaire de prospective). Si les mesures drastiques de confinement prises par de très nombreux Etats ont parfois donné l’impression que le temps s’était arrêté, les entreprises, elles, font depuis le début de la pandémie l’expérience d’une accélération inédite. Désorganisation du travail, crise de liquidités, interruption de la chaîne logistique… Chaque matin, ou presque, les dirigeants sont contraints de mettre en œuvre de nouvelles mesures d’urgence pour tenir compte des derniers développements. Assurément, ils sont en proie à une forme de désorientation stratégique. Plongés dans un contexte turbulent, ils ne peuvent plus utiliser des clés de lecture usuelles devenues inopérantes.

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Pour mieux comprendre ce que la catastrophe sanitaire, sociale et économique est en train de générer au sein des organisations, nous avons mené une étude auprès de dirigeants et de membres de comités de direction. Entre décembre 2019 et avril 2020, 67 professionnels en formation continue à EMlyon business school ont répondu à 25 questions, dans le but d’étudier les effets de la pandémie sur le système d’anticipation de leur entreprise. En parallèle de cette enquête nous avons continué à accompagner de nombreux dirigeants, ce qui nous a permis de compléter nos données quantitatives par des données qualitatives. Nous reprenons dans cet article un certain nombre de résultats issus de cette recherche, liés en particulier à la difficulté que peuvent avoir les dirigeants à agir vite face à la crise tout en continuant à anticiper le futur.

Une capacité d’adaptation révélée par la crise

Tout d’abord, il est apparu que les dirigeants interrogés après l’entrée en vigueur du confinement et des mesures drastiques qui l’ont accompagné ont, très majoritairement, mieux noté le système d’anticipation de leur organisation. La situation exceptionnelle provoquée par la pandémie de Covid-19 aurait, en quelque sorte, “boosté” le système d’anticipation de l’entreprise, tout comme une infection pousse le système immunitaire d’un être humain à travailler davantage.

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C’est plus précisément la capacité de l’entreprise à anticiper et à répondre à des changements immédiats (favorables comme défavorables), qui se serait bonifiée devant l’ampleur et le caractère inédit de la situation. A contrario, notre enquête, ainsi que plusieurs entretiens avec des dirigeants, révèlent en parallèle que la capacité des équipes dirigeantes à être à l’écoute de signaux en provenance de l’environnement ou de collaborateurs, et qui ne sont pas directement exploitables, semble, elle, s’être amoindrie, là encore dans la situation de catastrophe sanitaire, sociale et économique que nous vivons. Par exemple, le dirigeant d’une plateforme nationale de logistique ne se préoccupera pas particulièrement des nouvelles formes d’entraide intergénérationnelle, qui ont spontanément vu le jour à l’échelle d’un quartier, et qui ont permis aux personnes vulnérables de se faire livrer des biens alimentaires et de première nécessité par d’autres résidents, plus jeunes. Plus problématique encore, cette enquête laisse apparaître que l’aptitude des dirigeants à identifier les véritables enjeux pour l’entreprise recule dans le contexte actuel. Dans une situation inédite, il s’avère extrêmement difficile de faire face à l’urgence et, en même temps, d’interroger la raison d’être de l’organisation. Une raison d’être qui ne répond d’ailleurs peut-être plus aux nouvelles attentes des clients, transformées par la nouvelle donne environnementale, sociale et économique. Dès à présent, des travaux autour de l’émergence d’une économie low touch (de nouvelles formes d’organisations qui réduisent au maximum les contacts physiques et développent de nouveaux produits et services en ligne, en lien avec les nouvelles normes sanitaires) éclosent et esquissent des pistes de réflexion et d’action pour les entreprises. C’est comme si le surplus d’activité et d’attention lié à l’adaptation aux problèmes immédiats (le virus en cours) avait diminué les ressources disponibles pour continuer à penser un futur plus lointain.

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Quatre impératifs pour les dirigeants

Répondre au défi posé par la nécessité de conjuguer action rapide et anticipation va nécessiter, pour les dirigeants, de veiller à quatre impératifs en particulier :

Gérer leur énergie de manière stratégique : pouvoir agir dans le temps présent, tout en gardant du temps de « cerveau disponible », pour penser le futur, représente un véritable « défi énergétique » pour les dirigeants. Le niveau de fatigue pré-confinement était déjà élevé et beaucoup opéraient à la limite de leur écologie personnelle. L’adaptation à la crise, certes réussie, a sérieusement consommé leurs ressources. Ils doivent aujourd’hui recharger leur batterie pour pouvoir mener de front les deux missions aux temporalités différentes qui leur incombent. Réguler leur stress, pratiquer une activité physique, veiller à leur alimentation et à leur équilibre vie professionnelle/vie privée en sont les éléments clés.

Faire de la place pour le temps long dans leur agenda : pour pouvoir penser stratégiquement, considérer des futurs possibles, l’esprit humain a besoin de temps de réflexion, sans interruption, qui permettent à l’esprit d’être pleinement attentif aux enjeux. Or, dans un contexte où les sollicitations sont toujours plus nombreuses, réussir à préserver cet espace temps est un enjeu clé. De combien de temps les dirigeants disposent-ils pour penser demain sans être interrompus par les préoccupations d’aujourd’hui ? Quel laps de temps est “sanctuarisé” chaque semaine pour penser le temps long ? Si la réponse est « aucun » ou « très peu », il est vital de libérer votre agenda de certaines activités (qu’il faudra déléguer, retarder ou abandonner), pour inclure un temps de prospective.

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Inclure les parties prenantes dans les processus d’adaptation et de prospective : au-delà des logiques d’open innovation, très efficaces en temps d’incertitude, faire participer les collaborateurs est essentiel pour parvenir à s’adapter. Et ce, pour deux raisons. Premièrement, parce que cela va favoriser leur engagement à court et à long terme, en renforçant le sens de leurs actions et leur sentiment de reconnaissance. Ensuite, parce que leur implication va maximiser les chances d’adaptation grâce aux multiples informations qu’ils possèdent sur le fonctionnement de l’entreprise et de ses parties prenantes.

Créer les conditions pour permettre à l’entreprise de faire face à l’inédit, à l’impensable, voire au tragique : dans un environnement stable, l’équipe dirigeante peut raisonnablement s’appuyer sur la prévision pour dessiner les contours du monde, anticiper les transformations à venir et construire une stratégie adaptée. Mais en situation d’incertitude radicale, la même prévision voit son domaine légitime se restreindre singulièrement. Il y a quelques mois encore, le futur “officiel”, en forme d’accélération et d’intensification du présent, avait la faveur des pronostics et des probabilités. Aujourd’hui, croire qu’il adviendra quand même, avec juste un peu de retard, est un acte de foi. La réussite – et même la survie – de l’organisation dépend plus que jamais de sa capacité à dépasser ce futur « officiel ». Comment ? En explorant de multiples futurs possibles qui constitueront autant d’éclairages nouveaux sur les défis et les opportunités à venir, déjà en germe dans le présent mais restés jusqu’alors ignorés. Ces futurs possibles, co-construits avec les collaborateurs de l’entreprise, mis en débat, actualisés selon les développements à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation, deviendront le socle d’une « mémoire des futurs » qui se révèlera très utile lorsqu’il s’agira de décider et d’agir en situation d’incertitude radicale.

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