Isabelle Stengers, "Au risque des effets - Une lutte à main armée contre la Raison ?"

La philosophe et spécialiste de la pensée de Whitehead et de philosophie des sciences Isabelle Stengers ©Maxppp - OLIVIER BLIN
La philosophe et spécialiste de la pensée de Whitehead et de philosophie des sciences Isabelle Stengers ©Maxppp - OLIVIER BLIN
La philosophe et spécialiste de la pensée de Whitehead et de philosophie des sciences Isabelle Stengers ©Maxppp - OLIVIER BLIN
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La philosophe Isabelle Stengers est reçue dans L'Heure Bleue à l'occasion de la publication de son nouvel ouvrage "Au risque des effets - Une lutte à main armée contre la Raison ?" (Les Liens qui libèrent). Elle y évoque l'impératif climatique et démocratique de notre contemporanéité. Portrait.

Avec
  • Isabelle Stengers Professeure de philosophie des sciences, retraitée de l’Université libre de Bruxelles

"Sommes-nous capables de ne pas nous laisser piéger, de ne pas laisser nos idées être capturées par ceux qui sont maîtres en la matière et qui les convertiront en autant de points d'affrontement qui paralysent l'invention des manières d'échapper à ce qu'il faut bien accepter ? Avons-nous appris ce qu'on pourrait appeler une intelligence écologique, une intelligence rendue robuste par la diversité même de ceux qui y participent ? Autant de questions, autant de problématiques auxquelles la philosophe Isabelle Stengers tente de répondre dans son nouveau livre co-publié avec Didier de Bèze, "Au risque des effets une lutte à main armée contre la raison ?"

Cela fait 40 ans qu'elle publie des livres, au départ de philosophie plutôt scientifique, pour s'éloigner progressivement d'une forme de neutralité que requiert la philosophie des sciences pour s'acheminer vers des problématiques qui interpellent notre monde contemporain.

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Pour une intelligence écologique collective

Un dictionnaire qui repose sur une pensée philosophique collective, celle à laquelle aspire l'auteure, celle qu'elle espère voir se concrétiser dans l'espace public et à toutes les échelles. Une intelligence écologique collective qu'elle appelle de ses vœux et qui manque d'être suffisamment comprise par les autorités publiques.

Au micro de Laure Adler, la philosophe en a profité pour confier combien il était nécessaire à ses yeux de réarticuler les idées philosophiques à l'heure où la conscience écologique requiert une pensée exigeante dans un moment de grand bouleversement entre ceux qui entendent à tout prix agir pour la défense du vivant et ceux qui s'y refusent. Car elle considère que penser, c'est être actif, c'est essayer de trouver des modes de résistance et de questionnement, des moyens d'agir ensemble contre la crise du vivant aux risques de ses effets : "Pendant longtemps, penser était une aventure relativement solitaire, aujourd'hui celle-ci est devenue collective et on peut parler d'intelligence écologique. Elle s'entend comme un monde écologique dans lequel s'enchevêtrent plusieurs réalités sociales qui s'assemblent pour faire sens commun. C'est penser l'écologie non pas seulement comme un écosystème naturel, mais comme l'ensemble de nos interrelations entre humains et les autres vivants. C'est bien ce qui se passe aujourd'hui, tout un enchevêtrement de réalités sociales individuelles menacées qui se mobilisent en faveur de cette intelligence collective parce que nous sommes toutes et tous mis au défi de l'intelligence qui ne cesse de nous rappeler que, au risque des effets, le monde désormais auquel nous avons à faire est devenu sensible. Entendre les cris de la Terre, ça ne veut pas dire l'entendre à distance, mais crier haut et fort avec elle".

"Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend"

C'est l'expression que la philosophe utilise notamment dans son ouvrage pour caractériser cette révolution philosophique et politique, ce changement d'identification à laquelle aspire la nouvelle génération d'activistes et d'écologistes pour se faire entendre : "Si nous avons conscience que l'écologie naturelle est dévastée, nous assistons surtout à une dévastation de nos modes de pensée individuels et de nos modes de vie, collectifs, sociaux et politiques qui provoque cette crise de l'écologie naturelle. Là où avant on avait l'impression que la défense de la nature était quelque chose de supra politique, de consensuel, on considère aujourd'hui que pour défendre ce qu'on appelle "nature", il faut récupérer une capacité de penser politiquement et avec une consistance culturelle qui puisse permettre que nos mondes humains soient aussi compliqués et enchevêtrés que les mondes naturels".

Rompre avec la conception anthropomorphique de la Nature

Une expression qui suppose désormais que les humains ne sont des vivants que parmi d'autres et que si nous cessons de cultiver cette centralité de l'humain, ce processus anthropomorphique, nous participerions plus efficacement à la défense du vivant, de la nature et de la Terre : "La conception de la nature reste très largement anthropocentrée, là où au contraire, il nous faut renouer avec une écologie comprenant le vivant dans son ensemble". Isabelle Stengers considère que nous sommes en train de vivre un basculement de civilisation, de rapport au monde, du rapport au vivant qui induit une remise en question de l'anthropocène, c'est ce qui a orienté ses recherches philosophiques et scientifiques.

Une nouvelle "murmuration collective" face à l'inaction politique

La nouvelle génération exprime ainsi l'urgence d'agir par de nouveaux moyens d'expression directs, elle entretient un nouveau rapport à l'action écologique qui entend s'inscrire en profonde rupture avec un exercice politique qu'elle juge inerte : "Les plus grands scientifiques, dans le cadre du GIEC, ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour alerter les autorités publiques, qui peinent en retour à réagir sur un mode rationnel. La nouvelle génération a compris que ça ne marchait plus et qu'il fallait forcer les politiques à écouter, à changer de regard. La jeune génération a compris qu'ils ne feront pas grand-chose, ou pas assez, et décident ainsi de prendre les choses en main à l'échelle de la sphère civile. Faire, mais sans rien changer. C'est en réaction à cette attitude-là que se noue cette immense impatience, cette murmuration collective qui commence à saisir la population pour une défense plus directe du monde vivant. Mais nos gouvernants ne semblent pas vouloir la prendre en compte. Les jeunes générations continueront puisqu'ils luttent contre le temps et se retrouvent victimes d'une affectation réelle, d'une éco-anxiété que l'ancienne génération n'a pas connue".

▶︎ La suite à écouter…

Musiques :

  • Je veux vivre d’Arno
  • Assez ! de Claude Nougaro
  • Impurities d’Arlo Parks

Archives sonores :

Reportage sur le dernier rapport du GIEC : une bible qui ne voit pas tout en noir.  France 24 – 20/03/2023

Reportage et témoignage d’une membre des Soulèvements de la Terre qui explique le mouvement et réagit à la décision gouvernementale de la dissolution. Reportage réalisé par Konbini – 08/04/2023

Générique : Veridis Quo des Daft Punk

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